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Ablettes

Cela commençait dans la cuisine de la maison, près de l'évier, autour du fourneau. Il s'avançait, la main droite à demi pliée, prenait les mouches d'un geste vif. Il faisait chaud; les mouches fusaient, les ailes déliées par la chaleur. Mais il avait l'habitude de cette chasse, et les mouches étaient si nombreuses qu'il ne pouvait les manquer toutes. Sur le tuyau du fourneau, dans l'embrasure de la porte au soleil, autour d'une tache de lait, d'une miette de sucre, elles se collaient en plaques vibrantes, maillons d'acier bleuis d'oxyde. Chaque fois que la main fauchait, un vrombissement s'effarouchait dans l'air: jusqu'au plafond, de proche en proche, l'essaim rebondissait, s'éparpillait, et les mouches retombaient une à une, se posaient en tournant comme des gyrins sur une mare, et de nouveau s'agglutinant, les pattes d'aplomb, les ailes horizontales, pompaient à trompe-que-veux-tu.

 

Souvent, dans sa main droite refermée, il en raflait une dizaine à la fois. Il sentait aux plis de sa peau leur chatouillis insinuant. Cela l'aidait à les repérer toutes avant de déclore les doigts. Il les entrouvrait un à un, mouche à mouche, la main gauche prête à pincer les bestioles, délicatement, entre pouce et index, leur écrasant la tête avant de les mettre à la boîte. Il y fallait une juste mesure, ne point serrer jusqu'à l'écrabouille-ment, assez pour étourdir sans tuer. Les pattes d'hommes sont épaisses et brutales. Quelquefois, dans sa hâte, un corselet craquait sous la pression, un abdomen blanchâtre et distendu éclatait, laissant gicler ses milliers d'œufs. Il enviait ces insectes habiles dont le dard va piquer les ganglions nerveux, paralyse ses victimes en leur laissant la vie. Sa rudesse lui souillait les doigts de petites taches de sang poisseux où collaient des pattes rompues. Quand il ne restait plus qu'une mouche captive, ses mains redevenues libres, il lui arrachait délicatement la tête. C'était le meilleur procédé : une mouche décapitée ne meurt qu'après longtemps. Dans la boîte de fer-blanc grouillaient les bestioles sans tête qui sautillaient et bourdonnaient sous le couvercle, ou bien, le couvercle enlevé, risquaient un vol aveugle aussitôt retombant.

Il regardait leur grouillement dans la boîte, déjà fier de cette large rafle. Du bout de l'ongle il cueillait les têtes arrachées, et les chassait d'un souffle dédaigneux. Il se rappelait les dessins étranges, les taches symétriques et fantasques marquées au pli d'un papier blanc par l'écrasement d'une tête de mouche. Que de dessins, s'il l'eût voulu! Il se souciait bien de cela! Attentif, diligent, il allait à travers la cuisine, et criait à sa bonne, la bougonnante et gênante Clémence : « Dérange-toi, nom d'un chien ! C'est sérieux ! »

Et il comptait les mouches en les glissant sous le couvercle : « Cent dix... douze... cent quatorze. Je m'arrêterai à cent cinquante. » Le réveil, sur la cheminée, tapait bruyamment les secondes. Il regardait du coin de l'œil tourner la grande aiguille, et déjà s'énervait un peu : « Cent vingt-quatre. C'est peut-être assez?... Une ablette pour deux mouches, cela m'en ferait soixante-deux. » Mais alors, de pitié pour lui-même haussant de méprisantes épaules : « Soixante-deux ? C'est d'un maigre ! Combien de fois ai-je dépassé les cent ! » Il repartait de l'évier au fourneau, poussait au soleil de la cour, vers les briques chaudes du mur, de fiévreuses reconnaissances. Dehors, les mouches avaient le diable aux ailes ; elles filaient sous sa main, par-dessus, entre ses doigts, déconcertaient toutes ses attaques. Il pestait de l'avoir oublié : « C'est toujours la même chose ! On dit que l'expérience d'autrui ne sert à rien. Parbleu ! L'expérience personnelle non plus. » Et revenu dans la cuisine, il bousculait, adjurait Clémence : « Au lieu de m'empêtrer, tu ferais bien mieux de m'aider ! »

Cent quarante mouches... La raison à la fin l'emportait sur l'avidité. Tout à l'heure, au bord de la Loire, il serait temps d'être insatiable. Ce n'était pas dans cette cuisine que les mouches deviendraient ablettes. Il s'accordait d'avance des probabilités favorables, améliorait son pourcentage : « Deux ablettes pour trois mouches, allons ! Avec un peu de chance, une ablette par mouche, peut-être... J'ai vu des jours où la même mouche prenait ses deux et trois ablettes. »

Il se décidait brusquement, fourrait la boîte dans sa poche, mettait son bambou sur l'épaule et plongeait dans la rue torride. La rue descendait au midi. Le soleil, à cette heure, se suspendait au-dessus d'elle, éclaboussait le pied des murs. De loin en loin, l'avancée d'un toit abattait sur le trottoir une bande d'ombre étroite et bleue.

La pente précipitait ses pas, et aussi la vue des bornes rondes plantées le long du quai, sous les hauts peupliers. La Loire, par-derrière, brasillait toute, incandescente.

Il courait presque, en courant déroulait sa ligne, le bras passé dans l'anse d'une sorte de gamelle qui lui servait de seau à poissons. Il dévalait les marches du quai, et sa gamelle sonnait une fanfare d'allégresse. Quand il touchait le bord de l'eau, la ligne était prête en sa main, déjà « pêchante ».

Une gaule de bambou d'un seul corps, une soie très mince, un bas de ligne de racine aussi délié qu'un cheveu, au bout un hameçon minuscule, c'était un équipement parfait. Pas de plombée : il pêchait en surface. Pas de flotteur non plus : il avait de bons yeux. Il enfilait une mouche à l'hameçon, et la lançait sur l'eau où il guettait sa chute, la suivant du regard sans la perdre.

La place était bonne entre toutes, à l'aval du bateau-lavoir. Des chaînes, en proue et en poupe, amarraient à des pieux l'énorme hangar flottant. Le bout des selles alignées, les silhouettes des laveuses émergeaient au bord de la lumière, caressées de reflets qui flottaient sur le fleuve et répétaient ses onduleux remous. On entrevoyait en arrière des fagots et des cotrets, une bouteille d'eau de Javel, d'un jaune verdâtre de citron, la fournaise rouge de la chaudière. Et les battoirs claquaient, les brosses de chiendent frottaient, projetant sur l'eau des bulles savonneuses, des flocons de mousse blanche et légère. De temps à autre une femme se penchait sur le bordage, la croupe haute, secouait dans le courant un drap qui dérivait à longs plis ; et des traînées bleuâtres en descendaient, tordant des volutes troubles qui se mêlaient, tournaient ensemble à l'angle du bateau, venaient enfin teinter l'eau verte d'une opacité de turquoise.

Sous les amarres, dans le remous céruléen, le banc d'ablettes frémissait. On ne le voyait pas, on ne voyait que son frémissement. C'était à la surface de l'eau une agitation grésillante, une grêle de grains de sable éparpillés aux mailles d'un crible; ces grains, avant de toucher l'eau, semblaient s'alléger tout à coup, liquides, se muer en gouttes de pluie frôleuses élargissant des rides en rond.

La mouche tombait, nonchalante, au travers. Et tout de suite, à son abord, l'eau s'éraflait d'une chiquenaude, le bas de ligne glissait, entraîné, jusqu'à la secousse du ferrage : un coup de poignet bref et doux, piquant l'hameçon aux lèvres de l'ablette. Elle jaillissait hors de l'eau savonneuse, éclat de soleil blanc capté par la main du pêcheur. Le temps d'arracher l'ardillon, de jeter l'ablette à ses pieds, dans la gamelle résonnante, d'enfiler un appât de rechange, et le jeu recommençait.

Comme les mouches dans la cuisine, il comptait les ablettes qu'il prenait. Il était sûr de son coup d'œil, de son ferrage et de sa ligne. Parfois, à la saccade de son poignet, la mouche glissait à vide sur le fleuve. Alors il se disait : « Ça n'est pas moi qui ai manqué l'ablette; c'est elle qui a manqué la mouche. » Son geste avait été si juste mesuré que l'appât n'avait pas quitté l'eau, continuait de flotter sur la flaque de savon parmi le grésillement de pluie. Une nouvelle touche, bientôt, giclait imperceptiblement ; il ferrait de nouveau, attentif à guetter la résistance menue, le soubresaut de l'accrochage. Quand il avait piqué, il tirait, amenait en courbe balancée l'éclair blanc vers sa main entrouverte. Un froid mouillé touchait sa paume, le mince corps se tordait au béement de la gueule translucide, si fragile que l'hameçon dont elle était percée semblait un croc de bronze monstrueux.

La gamelle résonnait encore, jusqu'à ce que le fond disparût tout entier sous l'amoncellement des poissons. Il continuait de pêcher sans flâner. Sa vraie joie était d'aller vite, tant il dépassait à présent la joie des réflexes bien réglés. A peine, de loin en loin, quand s'écartaient un peu au caprice du remous les volutes bleuies de savon, s'accordait-il de choisir une ablette entre toutes : elle avait quitté la bande, capricieuse, peut-être égarée. Au-dessus du sable blond elle se suspendait, blonde aussi, le nez face au courant, les nageoires pectorales vibrantes. Il lui «servait» la mouche avec délicatesse, quelques centimètres à l'amont. Elle la voyait tomber, elle montait d'un trait oblique. Et le cœur lui battait un peu devant l'attaque ainsi révélée, et quelquefois il ferrait trop vite, et quelquefois trop durement, assez durement pour que demeurât à l'hameçon un petit anneau de chair pâle, la bouche de l'ablette arrachée.

Il n'en éprouvait pas autant de honte qu'il l'aurait dû. A douze ans, on est présomptueux. Il ne connaissait pas encore Najard, et croyait de bonne foi qu'emplir d'ablettes sa gamelle, au «cul» du bateau-lavoir, c'était là pêcher à la ligne. Il soupçonnait vaguement que d'autres pêcheurs existaient, qui suivaient les courants à la poursuite des chevesnes, exploraient les mouilles endormies où se cachent les grosses brèmes et les gardons de fond, tendaient un goujon vif à l'attaque du brochet. Mais il situait ces hommes sur un autre plan que lui-même, ni plus bas, ni plus haut, ailleurs. Il proclamait que leur patience était duperie, se leurrait de phrases immuables et qui ne signifiaient rien : « Chacun son lot, chacun ses préférences. Si j'avais à choisir entre cette morne attente pour la touche d'une grosse bête qui peut-être ne touchera jamais, et l'animation joyeuse que voici, cette multitude de touches et de captures, je n'hésiterais pas une seconde, je choisirais justement ce que j'ai : je ne suis pas pêcheur de gros. »

Il arrivait pourtant qu'un chevesne flâneur, sorti de l'ombre du bateau, s'aventurât au soleil du remous. Et quand l'appât tombait, il s'élançait vers lui, rustaud parmi les ablettes fines, haussait son nez massif, happait la mouche et l'entraînait. Alors quel désarroi, et quel oubli de soi, toute dignité, toute maîtrise abolies ! Il ferrait au hasard, sans contrôle : et tantôt la mouche échappait à la vaste gueule entrouverte, tantôt l'hameçon trop menu glissait contre l'épaisseur des lèvres. Mais quelquefois aussi il piquait en pleine chair, et le chevesne se ruait à toutes nageoires, tendait la ligne, ployait le scion, et se sauvait encore, tirant sans feinte, plus raide, plus loin, jusqu'à ce que le scion se redressât, libéré, le fil rompu, flottant à vide.

Alors il réparait sa ligne, les doigts tremblant si fort qu'il ne pouvait tourner l'empile à la hampe de l'hameçon, qu'il lui fallait s'arrêter un moment. Son cœur, contre ses côtes, appuyait des battements alentis, mais si violents encore qu'il entendait distinctement leurs chocs. Dans sa tête vide, par intervalles, tournoyaient des phrases en lambeaux : « J'ai été démonté... Quelle pièce!... Il m'a bien cassé, l'animal ! » D'avoir ainsi rompu sa ligne, manqué un chevesne étourdi, il demeurait suffoqué et ravi. Il y songeait, le temps s'écoulant, et des rires lui montaient aux lèvres. Cette nuit, s'il rêvait de pêche, ce serait justement de ce chevesne manqué, de cette minute où il avait senti son poids tressautant à l'hameçon, dans tout son être sa fuite brutale, et soudain, au redressement du scion, cette mollesse décevante et stupide.

« Allons, dépêchons-nous ! » Il voulait l'oublier, indigne encore d'une émotion si belle. Et il l'oubliait en effet, dans l'éclat monotone des ablettes une à une soulevées. Cette jouissance modique le comblait : « Quarante-huit... quarante-neuf. Et je change ma mouche, nna... Et je relance, hop ! Et je referre, toc !... Ici, petite ! Cinquante ! »

D'une fois à l'autre il voulait mieux faire, cherchait des procédés nouveaux : « Si j'essayais avec deux lignes ? Un gosse changerait la mouche pendant que je pêcherais... J'ai sorti une ablette, bon. Je passe au gosse ma ligne telle quelle, avec l'ablette toujours accrochée, prends l'autre ligne toute préparée... Le temps que je soulève l'ablette suivante, mon aide a décroché celle que je lui avais passée, changé la mouche, et tout est reprêt : allez, roulez ! C'est un roulement. »

Il avait essayé bien des choses, tenté l'emploi de mouches artificielles, de toutes petites mouches jaunes dont l'hameçon n'avait point d'ardillon. Cela gagnait du temps puisqu'il ne changeait plus l'appât; mais le temps qu'il gagnait, il le perdait à trotter sur le quai à la poursuite des ablettes décrochées. De tentative en tentative, de retouche en retouche, il épurait son expérience, la codifiait en formules lapidaires : « Ni asticots, ni mouches artificielles. Des mouches "de cuisine", une fois pour toutes. Et cette seule place : le cul du bateau. »

Sa gamelle presque pleine l'encourageait dans son aveuglement; et pareillement les louanges des lavandières qu'amusait sa dextérité : « Encore une! Mais voyez donc ! Et encore une ! Ça n'est pas ordinaire ! » Il prenait un air détaché, sans rien perdre de leurs propos. Il répétait à l'unisson, entre ses lèvres : « Pas ordinaire, pas ordinaire » ; et se décernait ce brevet : « Pour les ablettes, qui est-ce qui me ferait le poil ? »

Pour ces ablettes citadines il désertait les courants clairs où glissent les ablettes sauvages, les « gardonnes » de vif-argent. Il aimait la présence du grand bateau, les jacassements des femmes, le grincement d'une scie dans les cotrets, les cahots d'une voiture sur le pont. Il s'enfonçait, béat, dans une impasse, et ne connaissait plus du fleuve que la pente pavée du quai, le remous savonneux et les amarres du lavoir. « J'en ai soixante, et il n'est que cinq heures : je dépasserai mon chiffre d'hier. »

Il est certains joueurs de billard qui poussent leurs billes avec une adresse routinière, additionnant les points comme une corneille abat des noix, et qui pourtant, massacreurs de carambolages, ne sont rien moins que des joueurs de billard. Ainsi Bailleul plaçait ses billes, fastidieusement emplissait sa gamelle, sans poursuite, sans mystère et sans lutte.

Pourtant, il ne s'évertuait pas en vain. Dans sa perfection étriquée, son effort s'éclairait d'une beauté véritable. Les joues avivées de plaisir, cuites de soleil, les mains couleur de brou de noix, il transpirait avec sérénité. Des écailles nacrées brillaient jusque sur son visage, se glissaient sous ses ongles, cuirassaient peu à peu la poignée de sa gaule. Une croûte épaisse, de mucosités sèches, se craquelait au creux de sa main gauche qui avait serré tant d'ablettes.

Presque toujours, quand le soleil à son déclin rougeoyait sous le tablier du pont, la gamelle était pleine jusqu'aux bords, pleine à bloc, tous les petits poissons fondus en un seul lingot frais. Une sensation de plénitude comblait de même le cœur de Bailleul : il pouvait replier sa ligne et lentement remonter la rue, un peu las, conscient d'avoir épuisé toute sa tâche. La gamelle lourde oscillait à son bras, silencieuse à présent, rassasiée. Il suivait les trottoirs poudreux envahis d'ombres violettes. Les portes des maisons, grandes ouvertes, accueillaient la tiédeur du soir.

– Ça a mordu ?

– Tout de même.

Des bonsoirs familiers l'escortaient, des questions bienveillantes, parfois un simple geste, plus parlant que toute parole. L'infirme, au tournant de la rue, lâchait une de ses béquilles et l'interrogeait du poignet, feignant de soulever une ligne imaginaire. Bailleul inclinait la tête, souriait à la gamelle pesante, et souriait à l'infirme, sans rien dire.

C'était un heureux soir parmi les autres soirs. On lui disait à la maison : « Dieu que tu sens mauvais, Daniel! » Il était fier de cette puanteur iodée, la traînait après soi comme un glorieux stigmate. Il exultait aux lamentations de Clémence, se récriant devant les ablettes étalées :

– A l'heure qu'il est ! Toutes ces saletés à éplucher !

Il répondait, désinvolte et de mauvaise foi :

– Je les ai bien prises, moi, une par une !

On dînait dans le jardin, sous le cèdre. Les hirondelles rentraient au nid, les chauves-souris commençaient à voleter. De la cuisine venait une odeur de friture avec le grésillant vacarme de la poêle.

– Voilà tes bêtes ! bougonnait Clémence. Tu peux t'en fourrer Jusque-là !

Il demandait :

– Est-ce qu'elles sont bonnes ?

– Elles sont très bonnes.

Alors un sourire lui venait devant la croustillante friture :

–Dire que j'ai lu, papa, dans ton Larousse, que la chair de l'ablette est « molle et peu estimée » ! Sans parti pris, n'est-ce pas ? c'est un mensonge.